Richard Millet, du sang, de la volupté et de la mort
Voici un an que Richard Millet se taisait, depuis la polémique suscitée par son Eloge littéraire d'Anders Breivik.
Il nous revient avec trois livres qui illustrent ses trois façons d'écrire. L'essayiste, le chroniqueur et le romancier.
Richard Millet a choisi dc se mettre à dos le monde entier, exception faite des derniers paysans du Limousin, d'une poignée de femmes au charme trouble et de ce qu'il reste de chrétiens d'Orient II partage son temps entre le Liban et le plateau de Millevaches, vaste pâturage à peine domestique, territoire des loups et des bovins, où s'est épanouie la race limousine, splendide ruminant à la robe froment, à l'encolure courte et au bassin large, auquel Richard Millet vient de consacrer un éloge aussi inattendu qu'enlevé, L'Être-bœuf. Pas de civilisation sans animal de traction, mécanique et totémique le lama, la mule, le cheval ou le chameau. Pour nous, Indo-Européens, ce fut — depuis l'aurochs préhistorique et le Minotaure — la vache, le bœuf et le taureau Occasion pour Millet de se moquer du végétarisme, moins récent qu'il veut bien le croire Les hommes, naguère, en ces âges reculés ignorant la très hygiénique chaîne du froid, se nourrissaient principalement de légumineuses, ils ne connaissaient pas les régimes carnés. Qu'importe, il ajoute à la liste de ses fautes celle d'être un impénitent carnassier.
De quoi conforter les bien-pensants dans leur détestation de l'auteur de l'Eloge littéraire d'Anders Breivik, paru l'an dernier, et qui a donné lieu à une véritable chasse à l'homme, d'une autre nature, certes, que celle qui endeuilla l'île d'Ut0ya, mais où Saint-Germain-des-Prés s'est déshonoré avec un zèle empressé. Dans l'Affaire Richard Millet, la normalienne Muriel de Rengervé revient dans le détail sur ce « lynchage médiatique» une contre-instruction qui se transforme au fil des pages en un réquisitoire accablant contre le « milieu » littéraire. Toujours est-il que Millet, pourtant faiseur de prix Goncourt (les Bienveillantes de Jonathan Littell, en 2006, et l'Art français de la guerre d'Alexis Jenni, en 2011 ), a dû quitter le comité de lecture des éditions Gallimard, le saint des saints de la maison, laquelle continue néanmoins de le publier avec les jeunes et déjà indispensables éditions Pierre-Guillaume de Roux. Il est plus seul que jamais - et aussi plus Grand. Mais c'est ce dont la littérature a besoin si elle veut cesser d'être cet inutile objet de divertissement, industriel ou mondain, qu'elle est devenue. On a tout dit de Millet, qu'il était le Bossuet des destins obscurs, le Sibelius des hauts plateaux du Limousin et des ciels dépressionnaires, le Faulkner d'un monde élémentaire et granitique, aussi implacable qu'une tragédie grecque. Peut-être est-il en réalité plus proche de son homonyme, le peintre Jean-François Millet, à charge pour lui, non de sonner l'Angélus, mais de composer une messe pour les défunts, le requiem du monde rural, un monde vernaculairement païen, en dépit de son catholicisme sourcilleux. C'est, du reste, la mécanisation qui en est venue à bout, au milieu du XXe siècle, pas l'édit de Constantin. Le christianisme l'a laissé inchangé. La civilisation paysanne ? Une charrue, des calvaires à l'entrée des villages et un précis de grammaire - ou, pour le dire comme Millet, « le patois, la tuberculose, les grandes familles, le sens de la syntaxe et les mystères du christianisme».
Avec cela, on a pu traverser le temps. Millet fait revivre une dernière fois ce monde dans Trois légendes, autant de récits haletants qu'on lit d'une traite, à bride abattue, comme ces deux frères qui retournent chez eux à cheval à la fin de la « drôle de guerre », en I940, pour honorer la promesse faite à leur mère de revenir à deux, ce qu'ils feront, mais comme dans la célèbre gravure de Dürer, le Chevalier, la Mort et le Diable l'un des deux frères a le regard vide, le corps déjà décomposé, arrimé à sa monture comme un épouvantail sinistre. Rares sont les romanciers à s'imposer de leur vivant comme des classiques. Millet est de ceux-là. La sombre majesté de sa langue vespérale fait de lui un écrivain à part dans la littérature contemporaine, comme surgi des siècles, un Ancien frappé du désenchantement des Modernes Pour s'en assurer, il suffit de lire son dernier roman - à qui le titre de chef-d’œuvre revient de droit. Une artiste du sexe Laquelle artiste traverse l'existence comme un somnambule, en créature damnée, menant la vie d'une Messaline et faisant songer à Paulina 1880, le roman de Pierre Jean Jouve, plus belle de nuit que Belle de jour, moins femme fatale que victime d'une obscure fatalité générationnelle. Millet confie à l'un de ses amants le soin de retracer sa vie sentimentale et sexuelle, un apprenti écrivain de nationalité américaine qui écrit d'abord en français avant de renouer avec sa langue maternelle et de redevenir « américain, c'est-à-dire un homme sans nostalgie ». L'auteur s'y démultiplie dans des jeux de miroir. Il fait parler par ventriloquie un narrateur auquel il prête nombre de traits, dont sa tentation de l'exil. Car l'auteur de Ma vie parmi les ombres n'en finit pas de prendre congé - de lui, des hommes, de l'Europe. Il y a chez lui une aversion pour le monde moderne qui n'est pas sans rappeler le dégoût bernanossien, même si c'est du Misanthrope qu'il est manifestement le plus proche.
Millet n'habite plus depuis longtemps le monde, mais la langue, ce Sentiment de la langue, qu'il conçoit comme un culte à mystères requérant une longue initiation. Lire ses romans, c'est faire l'expérience d'une mort imminente. On poursuit des ombres aux contours fuyants, des êtres fantomatiques prisonniers d'une hérédité maudite, âmes mal nées, oubliées des dieux et des hommes, avec la sensation d'assister à un cérémonial funéraire, comme si l'auteur écrivait d'outre-tombe avec un goût de cendre et de sang, cette « épiphanie des ténèbres ». Son style délivre un poison acre où se mêle un fond d'amertume et d'orgueil blessé. Le plus frappant dans cette phrase à la beauté incantatoire et opalescente, polie à l'extrême, comme de l'orfèvrerie d'art, c'est l'impression de nudité et d'aridité qu'elle dégage. Millet dit de la musique qu'elle est « cet autre versant du silence ».
On peut en dire autant de sa phrase qui fait le vide autour d'elle et impose un silence sans fioritures d'une qualité nocturne. L'écriture est une ascèse ; la littérature, une prière adressée aux morts. D'où l'austérité toute cistercienne de cette œuvre, une austérité qui ne s'interdit pas les fastes de la liturgie clunisienne. Une sorte de soleil noir — « cet infracassable noyau de nuit » - que l'auteur sonde, explore et décortique à l'échelle atomique. Quelque chose comme la fission nucléaire. C'est là, à ce niveau, qu'œuvre le romancier, physicien des âmes.
FRANCOIS BOUSQUET
Lire Richard Millet
Richard Millet publie trois textes à la fois, comme l’an passé lorsqu’avait explosé la polémique qui se solda par son expulsion du comité de lecture de Gallimard à la suite de la courageuse fatwa lancée à son encontre par Annie Ernaux, bientôt suivie d’une foule d’auteurs plus ou moins talentueux (vaut-il mieux demeurer dans les annales littéraires comme l’auteur d’une pétition demandant la tête d’un écrivain dont on ne partage pas le point de vue ni la langue ou comme celui d’un court texte sans doutedécliniste et peu optimiste mais dont l’actualité valide chaque jour les propos ? :
« Breivik est donc un combattant solitaire : enfant abandonné par son père, il est devenu le soldat perdu d’une guerre qui ne dit pas son nom. La chose n’est pas négligeable. C’est pourquoi son compendium, qui révèle, en creux, le naufrage de l’individu, sa quasi-damnation, contient des analyses pertinentes de la perte de l’identité nationale. Breivik nous rappelle, d’une manière dont la signature dessert la pensée (ou même l’abolit), qu’une guerre civile est en cours en Europe. (…) Ainsi Breivik serait-il un symptôme de notre décadence plus qu’un révélateur de sens – ce sens de l’histoire dont l’Europe est en train de s’abstraire. »
Car il n’aura échappé à personne que le Parti du Progrès, « formation populiste et anti-immigrés », selon Le Monde, est entré au gouvernement en Norvège et que les partis ou groupuscules d’extrême-droite ont le vent en poupe dans toute l’Europe ces derniers temps – et cela n’est pas de la faute de Richard Millet, plus probablement de celle de tous ceux qui s’obstinent à chanter à tue-tête Tout va très bien Madame la marquise.)
Mais il n’est plus question de polémique cette fois, Richard Millet, passé l’ouragan spectaculaire qui a agité les médias quelque temps, est reclus dans le murmure de ses récits et dans le silence qui entoure une œuvre dont chaque texte est pourtant une pierre apportée à l’un des édifices littéraires les plus monumentaux de notre époque où l’on croise, comme dans la Comédie humaine, un certain nombre de personnages et de faits imaginaires que les différents récits et romans éclairent d’une lumière différente comme les vitraux d’une cathédrale dont la taille et l’orientation diffèrent, ainsi que les scènes et les couleurs qu’ils illustrent, mais qui tissent tous un même et unique récit. Mais parler d’une œuvre édifiée comme une cathédrale, ainsi que Proust le faisait, parlant de la sienne à Gide, semblera aujourd’hui au mieux pompeux et ridicule, au pire intolérable.
Reste que l’on peut s’attacher à chacun des textes en refusant de voir l’œuvre qu’ils façonnent, en attendant des temps plus propices à la contemplation des œuvres et des civilisations. Commençons donc par Une artiste du sexe, dont le titre est un appel au rêve et au désir, mais qui n’apporte pas de sensations nouvelles au lecteur aguerri de La fiancée libanaise, de Dévorations, du Sommeil sur les cendres ou du Goût des femmes laides et qui décevrait même par son manque d’ambition si le narrateur n’en était un jeune écrivain américain, ce qui permet quelques passages intéressants sur les langues et les cultures, ainsi cette phrase qui en dit long : « Je serai un écrivain américain, c’est-à-dire un homme sans nostalgie. » Qui permet aussi une critique caustique et juste du double que Richard Millet s’est construit, Pascal Bugeaud, écrivain sans doute talentueux mais humainement insupportable et qui, au passage, dévoile en Millet une capacité à l’autocritique un peu plus fine que celle de Michel Houellebecq lorsqu’il se mettait en scène assez grossièrement dans La carte et le territoire.
Les deux textes brefs qui paraissent chez Pierre-Guillaume de Roux sont peut-être plus originaux et dans la veine du très bel Intérieur avec deux femmes paru l’an passé chez le même éditeur. L’Etre-bœuf est un texte étonnant qui porte sur le rapport des hommes aux animaux, aux bêtes comme l’auteur rapporte qu’on les nommait de préférence dans son enfance limousine lorsqu’adultes et enfants vivaient à leur contact quotidien et, pour cette raison, ne les maltraitaient ni ne les sacralisaient mais désiraient plus que tout ne pas leur ressembler. Cette réflexion sur le bovin dans ses représentations mythologique, sacrée, légendaire, sexuelle et nourricière nous invite à considérer la place que nous lui ménageons aujourd’hui, lui qui fut Minotaure, hissé au rang d’adversaire de l’homme dans la corrida et même image christique dans Le bœuf écorché de Rembrandt et qui aujourd’hui subit l’élevage et l’abattage industriel « où l’on peut voir un contrepoint impensé des camps d’extermination nazis, les abattoirs de Chicago rejoignant dans l’horreur Auschwitz et Sobibor, les bêtes arrivant par camions ou wagons dans un couloir qu’on ne peut appeler autrement que couloir de la mort, et ayant senti le sang, tentant de reculer en meuglant … »
Et ce récit nous entraîne dans une lente divagation jusqu’à un dîner au Liban où apparaît soudain « immense, la tête rase, les épaules larges, le cou épais, semblable à un Cosaque ou à un Mongol dans un film que je crois être de John Ford (…) le Bœuf, l’inattendue épiphanie de la bête dont nous étions en train de manger une côte, et qui se tenait là, devant nous, au centre de la salle, parmi les convives parcourus d’un frémissement dont il était l’épicentre, ce bœuf en majesté qui tirait de son torse monumental non seulement la nourriture, mais aussi les femmes qu’il nourrissait, divin et adamique, ayant engendré celles en qui il se reproduisait et dont il dévorerait peut-être les fruits, comme Chronos …»
Il n’est peut-être pas inutile de lire L’Etre-bœuf comme pendant aux Désarçonnés de Pascal Quignard qui offre une réflexion dans un style plus lapidaire, resserré et érudit, sur les liens des hommes aux bêtes. Quignard : « Plutarque a écrit : Quel courage eut le premier homme qui approcha sa bouche de la mort ! Quelle vertu fut la sienne quand il déchira la chair qu’il avait meurtrie, quand il brisa avec l’ivoire de sa dent les os sur lesquels sa proie tenait debout et qu’il suça la moelle qu’ils recelaient ! Quand il mit à l’intérieur de lui-même les membres qui auparavant hennissaient, aboyaient, bêlaient, mugissaient, rugissaient, comment leur souvenir, leur image, leur douleur, leur regard, leur sang, ne soulevèrent-ils pas son cœur ? »
Interroger le rapport de l’homme aux bêtes, au cheval chez Quignard et au bœuf chez Millet, c’est interroger le rapport de l’homme aux mythes, à sa construction, à ses pulsions, au soubassement de la civilisation.
Le bovin, précisément, qui côtoie l’homme de longue date, en témoignent les peintures rupestres, de même que le cheval, mais pour différentes raisons, le bovin est le juste miroir de l’âme humaine. Quand on l’élève et l’abat industriellement, le vend sous cellophane, le transforme à tout-va, en dégrade ainsi l’image, c’est somme toute une idée de l’homme civilisé qui se dégrade. Des représentations fascinées et mythiques du bovin à Altamira et Lascaux aux élevages intensifs de bovins au Texas et aux abattoirs de Chicago, dont le végétarisme est l’envers, on peut imaginer la trajectoire de la civilisation.
Les Trois légendes de Millet, elles, ressemblent davantage, malgré ce que leur titre et la citation de Flaubert mise en exergue pourraient laisser présager, aux récits de Giono qu’aux Trois contes de l’ermite de Croisset.
D’une certaine manière, Millet est le continuateur de Giono, évoquant un pays aussi hostile et sauvage et qu’il a su rendre aussi poétique, son continuateur dans le sens où il évoque, et est encore un des seuls écrivains capables de le faire, un temps et des lieux qui ont à peu près disparus, donc postérieurs à ceux de Giono et faisant pourtant la charnière entre celui-ci et le temps présent, et c’est pourquoi il est si incompréhensible que Giono soit aujourd’hui si célèbre (à moins que ce ne soit en le considérant à tort comme un écrivain régionaliste et folklorique, ce qui risque d’être le cas si les innombrables cérémonies et événements autour de son nom et de son œuvre en Haute-Provence continuent de se multiplier et qui serait aussi absurde que de considérer Faulkner comme un écrivain régionaliste) et que Millet le soit si peu, c’est-à-dire que son œuvre soit si peu lue.
Il est de ces écrivains prolifiques, comme le furent Balzac et Giono, dont les textes s’écartent du tronc et puis se rejoignent un peu plus haut, un peu plus bas et s’entrecroisent, comme autant de ramages féconds. Trois légendes, ce sont trois histoires de morts, celle des loups, celle du frère Cavalier et celle du bûcheron Ragnard, car il faut mourir pour prétendre entrer dans la légende.
MATTHIEU FALCONE