Prix Joseph Saillet 2014
L'Académie des Sciences Morales et Politiques décernera
le Prix Joseph Saillet (médaille)
à David Bisson pour son ouvrage
René Guénon - Une politique de I'esprit (Pierre-Guillaume de Roux, 2013)
au cours de la séance annuelle de rentrée que I'Académie tiendra
le lundi 17 novembre 2014 à 15 heures
sous la Coupole du Palais de I'lnstitut de France.
Quelle dimension pour René Guénon
René Guénon (1886-1951) continue de susciter des études d'horizons (et de valeur) fort variés, en particulier des travaux de « guénoniens » reconnus ou autoproclamés, des analyses chrétiennes et des recherches universitaires. Cette étude, de bonne facture, appartient au troisième domaine. Elle n'apporte pas d'éléments inédits mais utilise et met en perspective des liaisons et des influences parfois peu remarquées - ainsi les pages sur Carl Schmitt, Drieu La Rochelle ou Simone Weil comme lecteurs de Guenon -, à côté d'autres pages plus banales (la troisième partie recoupe largement l'ouvrage de l'universitaire britannique Mark J. Sedgwick, Contre le monde moderne, même si elle rectifie par ailleurs les lacunes étonnantes de ce dernier sur des penseurs comme Evola et Eliade).
Sur le fond, l'auteur entend surtout explorer les dimensions « métapolitiques » de la vie et de l'œuvre de Guénon resituées en leur époque. Le bilan est des plus minces. Les dimensions intellectuelles et spirituelles et l'influence guénonienne qui perdure en ces domaines n'en ressortent que plus fortement. Sur celles-ci, on lira avec profit ce qu'écrivait dès 1954 Jean Daniélou dans son Essai sur le mystère de l'histoire, ou l'ouvrage de référence d'un point de vue chrétien de Jean Borella, Ésotérisme guénonien et mystère chrétien (1997), qui montre la valeur et les limites de Guénon, témoin de la transcendance mais aveugle à l'irréductible originalité du Christ.
DIDIER RANCE
René Guénon – Une politique de l’esprit, de David Bisson (Pierre-Guillaume de Roux, 2013
Le mage influent
L'occultisme l'ésotérisme ou la magie ont exercé une influence idéologique sous-estimée au XXe siècle, notamment sur le nazisme. Cette étude aborde la question à travers une figure centrale de la nébuleuse ésotériste, René Guénon (1886 1951), qui quitta la France en 1930 pour l'Egypte, en prenant le nom d'Abdel Wahed Yahia. Ce penseur et historien des religions, contempteur de la modernité démocratique et défenseur de la « tradition », devait connaître des réceptions et des postérités très diverses, du juriste Carl Schmitt au théoricien d'extrême droite Julius Evola, en passant par Mircea Eliade, sans oublier Simone Weil et Raymond Queneau. La littérature sur Guenon est généralement bien trop hagiographique ou orientée : ce travail universitaire devrait aider à mieux cerner cette face mal connue de la vie intellectuelle.
SERGE. AUDIER.
René Guénon – Une politique de l’esprit, de David Bisson ( Pierre-Guillaume de Roux, 2013)
Maître Guénon
Qualifié de « rebelle spirituel», mais aussi de « réactionnaire absolu », René Guénon (1886-1951) est un penseur aussi adulé que détesté « L'Angleterre avait Shakespeare, l'Italie Dante, la France avait Guénon », écrit ainsi Jean Borella, spécialiste de la gnose. Adoré par des disciples qui voient en lui un maître spirituel, rejeté par ceux qui lui reprochent son refus de la modernité, voire son irrationalité, Guénon est pourtant incontournable pour qui veut comprendre l'histoire des idées au XXe siècle, voire au XXIe. Dans ce livre très documenté, l'historien David Bisson ne se contente pas de retracer le parcours intellectuel de Guénon, il montre aussi comment s'est constitué le culte guénonien. L'auteur de La Crise du monde moderne était convaincu de l'importance de la « Tradition », cet ensemble de connaissances et de pratiques transmises de génération en génération dont la vérité irrigue tous les courants spirituels de l'humanité. Pour lui, au-delà des dogmes et des rites, les religions portent toutes le même message. L'individu doit donc se déterminer par un processus de connaissance graduée qui dépasse le cadre du simple rite religieux. C'est la voie initiatique par excellence, comme le note l'auteur, ce qui suscitera l'émergence à travers le monde de nombreuses « chapelles » initiatiques se réclamant de Guenon. Lui-même mourra au Caire, « installé » (et non converti) dans le soufisme, la voie mystique de l'islam, sous le nom d'Abd el-Wâhed Yahiâ. On lui reprochera très tôt d'avoir séduit le raciste italien Julius Evola et d'autres penseurs de la droite extrême, mais la résonance de son œuvre concerne autant Henry Corbin, Mircea Eliade, que Carl Schmitt et Raymond Abellio, voire, comme le précise David Bisson, la philosophe mystique Simone Weil et Jean Paulhan, le maître de la NRF. Etrange aréopage où la droite la plus dure côtoie la gauche. C'est le mérite de l'historien d'en dessiner la sociologie, avec précision, et sans guénolâtrie
CATHERINE. GOLLIAU.
René Guénon – Une politique de l’esprit, de David Bisson ( Pierre-Guillaume de Roux, 2013)
René Guénon au coeur des combats politiques
Quand, dans les milieux maçonniques résonne le nom de René Guénon, c'est toujours de manière polémique et sur le ton de la controverse, ceux-ci se partageant entre les pro- guénoniens qui seraient « spiritualistes » et les anti qui seraient « progressistes » et l'on devine bien qu'elle est, institutionnellement la ligne de partage. Cette vision caricaturale de Guénon par nombre de francs-maçons de tous bords empêche d'appréhender la pensée complexe de cet intellectuel atypique à tous égards et son influence sur les sciences humaines, influence qui dépasse très largement les diverses chapelles « traditionnistes » et « occultistes ».
C'est pourquoi il faut saluer le très remarquable ouvrage de David Bisson, Docteur en sciences et historien des idées, spécialiste de l'histoire des courants ésotériques contemporains. Celui-ci dresse un panorama de 1910 à 1980 sur la Tradition en théorie (1910-1932), en pratique(1930-1951), en perspective (1951-1980). Les trois piliers de la pensée guénonienne sont : l'origine divine et immémoriale d'une tradition (la Tradition primordiale), un monde sous l'emprise du mal (le matérialisme, le scientisme et la croyance au progrès), et la nécessité d'une conversion initiatique. Nombre de francs-maçons, s'ils sont « conséquents », qu'ils appartiennent à la franc-maçonnerie adogmatique ou théiste, peuvent être globalement d'accord avec une parie de la pensée guénonienne qu'il a exprimé dans La crise du monde moderne et Le règne de la quantité et le signe des temps aux accents quasi-prophétique ainsi que dans Aperçus sur l'initiation et Etudes sur la franc-maçonnerie et le compagnonnage, même en émettant de sérieuses réserves sur la thèse de la transmission entre maçonnerie opérative et maçonnerie spéculative ; ils n'en sont pas obligés pour autant de le suivre dans sa définition d'une «Tradition primordiale» d'essence divine, postulat non démontré de la pensée guénonienne, et dans la recherche d'une « parole perdue », notion chère aux francs-maçons, définie par Guénon comme la « langue adamique », c'est-à-dire une langue divine donnée aux premiers hommes puis transmise de génération en génération jusqu'à l'épisode de la tour de Babel, symbole de la « confusion des langues ». S'il a « flirté » avec la franc-maçonnerie, au point de favoriser la création d'une loge (La grande triade), qui existe encore dans l'une des obédiences libérales françaises, c'est parce qu'il voyait en elle la dernière voie initiatique de l'Occident. D'autres auteurs, après lui, mais pas pour les mêmes raisons, affirmeront eux aussi cette conviction. Il se situe, à cet égard, comme un héritier lointain des « illuminés » du dix-huitième siècle et en ligne directe comme celui du frère Joseph de Maistre, avec qui il partage nombre d'opinions sur l'autorité temporelle et spirituelle, faisant de lui, clairement, un représentant de la droite contre-révolutionnaire, attribuant à la Révolution Française l'accélération de la décadence dont la laïcité, l'individualisme et le matérialisme sont, pour lui, les « preuves » évidentes. Pour autant ce positionnement « politique » et l'interprétation « fasciste » qu'ont pu faire de son œuvre des auteurs comme Julius Evola en Italie, voire le jeune Mircea Eliade en Roumanie suffit-il à condamner son œuvre inclassable. Certainement pas, selon David Bisson, si l'on en juge, non seulement par l'influence majeure que son œuvre a eu pour des intellectuels de très haut niveau qu'étaient les frères Henry Corbin et Gilbert Durand dont les études ont revivifié l'orientalisme et les sciences humaines, mais aussi pour des auteurs aussi divers que René Daumal, Raymond Abellio, Simone Weil.
L'œuvre de René Guénon, ne serait-ce que par son foisonnement et son anti-conformisme ne se prête guère à la vulgarisation. Mais la mise en perspective monumentale qui en est faite par David Bisson est magistrale, autant par son érudition, son exhaustivité que sa rigueur et sa clarté. Elle dévoile l'étendue de son rôle, aussi controversé soit-il, dans la construction de la pensée occidentale moderne. A ce seul titre, cet ouvrage mérite d'être recommandé à la lecture des frères et sœurs qui s'intéressent à l'histoire des idées. Les polémiques que le nom de Guénon suscite dans les milieux maçonniques justifie aussi la lecture de ce livre qui constitue la meilleure introduction qui soit à l'œuvre de Guénon. Mais là n'est peut-être pas l'essentiel. L'ouvrage de David Bisson montre aussi combien l'œuvre de Guénon est au cœur des débats et combats politiques, religieux et spirituels qui agitent notre monde global, entre Orient et Occident, entre plusieurs modèles de civilisation. C'est sans doute là le plus grand mérite de l'ouvrage de David Bisson que de montrer en quoi, de manière paradoxale, « celui qui se voulait le témoin d'une tradition primordiale est-il en train de se métamorphoser en éclaireur de l'avenir ».
Et c'est ainsi qu'Hiram est grand...
ALAIN-JACQUES LACOT
René Guénon – Une politique de l’esprit, de David Bisson (Pierre-Guillaume de Roux, 2013)