Morts pour la France ?
Le Messin Daniel Stilinovic revient enfin à la littérature avec On sera rentrés pour les vendanges. Une plongée crue et rageuse dans les entonnoirs de la Grande Guerre.
Maudite soit la guerre: l’inscription est gravée sur l’un des monuments aux Morts pacifistes que compte la France. Elles ne sont pas pléthore, ces stèles, érigées dans plusieurs départements après la boucherie de 14-18.
Terre martyre, qui n’en finit pas de vomir de la mitraille, la Meuse – pas même la Lorraine – n’a jamais laissé une telle trace. Et pourtant. « Comme tout le monde, quand je suis arrivé en Lorraine en 1995, j’ai visité l’Argonne. Ça m’a bouleversé. Et puis je suis tombé par hasard sur la butte de Vauquois, ça a été un choc. » Daniel Stilinovic n’avait pas forcément vocation à exhumer l’Histoire. Mais en foulant ce sol meusien, aujourd’hui encore ravagé, c’est cette fichue guerre qui vous saute à la figure, vous retourne l’estomac. Même quand on est magistrat, tendance grande gueule, comme ce Parisien exilé dans l’Est de la France.
Le substitut du procureur, alors en poste à Briey, devient dénicheur de souvenirs. Il accumule les cartes d’état-major, les photos anciennes, les carnets de poilus et la littérature. La petite comme la grande. « J’ai tout lu !, affirme-t-il, un brin péremptoire. Enormément de mémoires de combattants, parce que celles des généraux, c’est des conneries ! » Nous y voilà. Même retraité désormais, le bonhomme reste passablement allergique à la hiérarchie, l’administration, les ordres… dans les deux sens du terme, d’ailleurs.
De ses recherches et de son travail d’écriture est né un roman, On sera rentrés pour les vendanges, qui fera s’étrangler quelques uniformes, ces « mirlitaires » comme il dit. Ils ne seront sûrement pas les seuls à s’offusquer, et il y a fort à parier que Stili s’en délectera.
Avec On sera rentrés pour les vendanges , on plonge dans les tranchées et les entonnoirs de l’Argonne, en compagnie des petits, des sans-grade. Chair à canon éternellement renouvelée par la volonté de généraux français soigneusement confinés à l’arrière, eux. Trempant parfois les lèvres dans une coupe de champagne en compagnie de quelques marchands de canon. Le prolo, lui, meurt au champ d’honneur. Ou passé par les armes. Grandeur de l’armée : on ne recule pas devant la mitraille. On meurt ou l’on est déserteur. Et qu’est-ce qu’on est mort, dans ce coin meusien !
Daniel Stilinovic a retrouvé l’argot de l’époque pour faire vivre Charles, Zak, Emile et tant d’autres, du régiment La Tour d’Auvergne, « le plus décoré de France », décimé comme les autres… Français, Italiens ou Polonais d’origine, beaucoup y croyaient, à cette juste cause. Jusqu’à ce qu’ils connaissent le charnier quotidien. Copains les tripes à l’air, voisins les tripes à l’air, Germains les tripes à l’air. Pour quoi, au fait ? « On va tous crever dans cet entonnoir de merde. Sauf que morts pour la France ou morts pour rien, c’est du pareil au même. » Le jeune Zak, qui lâche cette sentence, avait pourtant devancé l’appel.
Comme Brassens le chantait, Stilinovic l’avoue, « la guerre de 14 me fascine, alors que la guerre tout court ne m’intéresse pas ». Sûr que, quand on a inscrit neuf millions de morts à son tableau de chasse, on peut fasciner les foules. Mais au-delà du carnage, l’auteur rappelle d’insupportables réalités, la "tactique" mortifère des généraux, l’enrôlement, la propagande et la censure, la bourgeoisie qui s’en sort, toujours et plutôt pas mal. « Soldats d’hier,ouvriers d’aujourd’hui, héros d’hier, pue-la-sueur d’aujourd’hui, baisés de toujours et baisés de demain »… Stili ne poétise pas, il crache son dégoût. La langue crue, le genre rageur.
On sera rentrés pour les vendanges aurait dû sortir en janvier 2001. Mais, impensable victime, le magistrat a été plagié. De manière si grossière que l’indélicat a été condamné, mais « ça m’a coûté dix ans, cette histoire », grogne Stili. Dix années, ça laisse le temps à la vie de réserver quelques surprises, bonnes et mauvaises, et ça donne du temps pour écrire.
Si ce roman plaît, Daniel Stilinovic et son éditeur Pierre-Guillaume de Roux prévoient une suite. « Le décor, ce sera Paris pendant la guerre. » Mais Stili sait que les lecteurs l’attendent au détour d’un autre tournant. Après Stilo le héros, prix du premier roman sorti en 1998 avant d’être repris en livre de poche, c’est cette suite-là qu’on lui réclame. La grande gueule s’adoucit et sourit. « Ouais, il est prêt. Il sortira l’an prochain. » Chouette !
Emmanuelle DE ROSA
On sera rentrés pour les vendanges, de Daniel Stilinovic ( Pierre-Guillaume de Roux, 2012).