Tout sur ma mère
C’est vrai que les mères sont de drôles de créatures. Des fois elles ont besoin de toi, d’autres fois c’est à peine si elles te reconnaissent.
Des fois tu te fais réprimander parce que tu ne viens jamais manger à la maison, alors que ça fait des jours qu’apparemment elles préparent tous tes plats préférés, d’autres fois, lorsque tu dis que tu aimerais bien venir dîner à la maison pour revoir la famille, elles hurlent qu’elles ne sont pas des boniches et que tu n’as plus quatorze ans. Des fois elles te serrent si fort que tu suffoques, et d’autres fois – et quoiqu’elles disent pour le nier – tu sens que leur vie aurait été un brin plus simple si tu n’étais pas né. Bref, les mères ont la permission officielle d’être borderline sans que personne n’y trouve à redire.
,,La vieille fausse maman“
C’est de mères pareilles que parle Clotilde Escalle, écrivain français née au Maroc, collaboratrice au journal que vous tenez entre vos mains, dans son dernier roman, ,,Off“, paru aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. Il y a d’abord celle, plus ou moins lunatique, de Violette, que sa propre fille nomme Ava Gardner, parce qu’elle semble tout droit sortie d’un film, avec ses habituels amants, ses habituelles crises de nerfs, son habituel vernis à ongles clinquant, ses robes affriolantes et son envie de dépenser beaucoup d’argent, surtout celui de son mari, qui n’est pas moins nanti et s’appelle John Wayne. Wayne est un docteur très prisé (surtout par la gent féminine) et un machiste de la vieille école. Il refuse de vieillir, refuse d’arrêter de reluquer les filles qui ont vingt ans de moins que lui, porte toujours, comme BHL, sa chemise à moitié ouverte, avec une petite chaîne en or et un slip Tarzan. De véritables archétypes de parents qu’on ne souhaite à personne, quoi. Mais il y a également les mères du petit Arthur, un garçon qui vit au château en Bourgogne où Violette et son mari passent un séjour de vacances. Sa vraie mère l’a échangé contre un peu d’argent à la ,,vieille fausse maman“, une espèce de marâtre qui le loge, le nourrit, l’envoie à l’école et l’emploie au château. Arthur, en manque de maman, se colle à tous les couples de touristes qui débarquent et leur fait promettre de l’emmener avec eux quand ils repartent, ce qui n’arrive jamais. Même si Violette s’attache fortement – et de façon légèrement malsaine, évidemment (vous avez vu ses parents ?) – au jeune garçon si vif et intelligent. Et il y a, finalement, la mère de Désiré Campana (oui, comme le remarque celui-ci, qui nomme son fils Désiré ?), le conservateur du musée régional de Bourgogne, qui organise une grande exposition sur les ,,gisants“, avec tout ce que cela comporte de monolithique.
Une véritable inventivité
La mère de Désiré, un pied et demi dans la tombe, sorte de momie ressuscitée qui refuse de partir parce qu’elle compte mourir après son fils, ou du moins en même temps que lui, s’est acheté une concession à perpétuité au cimetière où elle a déjà fait graver les noms et les dates de naissance de son fils et d’elle-même. Désiré, il ne pouvait en être autrement, souhaite ardemment la mort de sa mère, pour enfin pouvoir commencer à vivre. Si tout cela vous paraît un peu incongru, vous n’avez aucune idée. Clotilde Escalle, loin d’être une inconnue dans le paysage littéraire français – elle a publié, entre autres, un roman aux éditions Zulma (,,Pulsion“, 96), deux chez Calmann-Lévy (,,Herbert jouit“, 99, ,,Où est-il cet amour“, 2001), et également deux pièces de théâtre ,,De mémoire d’Alice“ et ,,Partout“ (ALNA éditeur, 2009 et 2011) – fait ici preuve d’une véritable inventivité et (on aurait presque envie de dire) recherche en littérature. Entre les chapitres plus flottants, souvenirs, épisodes au château ou au musée, certains chapitres sont à peine narratifs, ils avancent par petits coups d’anecdotes en lambeaux, sortis de tout contexte, ou de portraits miniatures.
L’écriture est maîtrisée, et ondule entre un laconisme un peu sec, acerbe, à fort effet sur le lecteur, et des descriptions plus voluptueuses (avec un petit penchant pour le grotesque) qui fleurissent parfois sauvagement et où s’immiscent plusieurs voix narratives (avec, notamment, quelques méta-remarques).
Donc, incongru, certes, mais à raison doit-on ajouter, et avec un style puissant, car rien que le chapitre sur la maison de retraite où végète la mère de Désiré est si jouissif qu’il vaut la lecture de ce livre.
IAN DE TOFFOLI
Off, de Clotilde Escalle (Pierre-Guillaume de Roux, 2012)
Rencontre avec Clotilde Escalle chez Delamain
Rendez-vous ce soir 19 juin à la librairie Delamain 155 Rue St Honoré 75001 Paris à partir de 19 heures pour une rencontre-dédicace avec Clotilde Escalle à l'occasion de la parution de son roman Off.
Venez nombreux !
Off, roman de Clotilde Escalle (Pierre-Guillaume de Roux, 2012)