Treize nouvelles policières
Elles racontent autant de meurtres politiques ayant parfois changé la face du monde. Parmi les plus célèbres, ceux de Trotski, de l'amiral Darlan ou de John Kennedy. Ont-ils été les plus décisifs ? Ce n'est pas certain. Un exemple parmi les moins connus : celui du ministre imperial Piotr Stolypine. Apres les émeutes de 1905, il avait sorti la Russie des bouleversements de sa première révolution, restructuré les services de maintien de l'ordre et découragé les organisateurs de la contestation idéologique, Trotski exilé aux Etats-Unis ou Lénine errant de ville en ville.
Les principales oppositions, parlementaire et sociale-démocrate, laissaient alors place à celles de l'impératrice et de la noblesse. Mais l'assassinat de Stolypine, en 1911, double de celui de Raspoutine, en 1916, déstabilise le pouvoir des Romanov et, comme le rappelle Venner, ouvre la voie à la future prise de pouvoir par les bolchéviques, en 1917. Le sort du monde a ete modifié par la mort d'un seul homme.
Autre exemple décisif de ces petits cailloux qui devient le torrent de l'histoire : l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand, a Sarajevo, le 28 juin 1914. Voilà qui déclenche un conflit austro-serbe puis, par un incroyable enchaînement de circonstances et d'alliances, un confit austro-russe, une réponse allemande a la Russie et, à la réponse allemande, une réplique française à laquelle se rallie le Royaume-Uni.
La Grande Guerre commence. Quatre longues années de conflit, huit millions de morts, autant de blessés, un destin européen bascule et donc celui de la planète entière. Le devenir des peuples n'est jamais sûr. Des evenements inopinés, dont la portée pourrait sembler
limitée, occasionnent parfois ces sortes de cataclysmes.
Telle est la richesse des treize récits proposés par Dominique Venner,
apologues de ces moments où, pour l'imaginaire ultérieur, le cours
de l'histoire semble trembler, ou chanceler, ou chavirer, suspendu a
un échec ou à une réussite mineurs. Claus von Stauffenberg aurait pu
tuer Hitler le 20 juillet 1944. La forte épaisseur du bois d'une table protégea le Fuhrer et fut un autre instrument du destin, pour quelques
mois encore.
ll y a aussi des crimes aux conséquences paradoxales, qui se retournent contre leurs auteurs. A Rome, en mars 1978, l'enlèvement
d'AIdo Moro, leader historique de la Démocratie chrétienne, semble
consacrer l'invincibilité du pouvoir terroriste des organisations liées aux
Brigades rouges. Mais le contraire apparaît progressivement au grand
jour : c'est après l'assassinat de Moro, en mai, que la réorganisation des services de police améliore la lutte antiterroriste dans le nord de l'Italie et décime, en quatre ans, ('essentiel des organisations brigadistes.
Pour Venner, le récit qui donne à comprendre l'inattendu est plus fertile en enseignements que les concepts qui théorisent sans fin l'histoire en devenir. Marx avait prédit que les riches sociétés industrielles connaîtraient toutes une révolution définitive qui, dans les faits, n'a atteint que temporairement des pays agricoles et pauvres. Autant dire que l'art politique est moins celui des systemes de pensée que celui des circonstances, des ruses que certains déploient pour transformer les vicissitudes du moment en leviers de l'action. La vieille leçon de l'Odyssée d'Homère, la célébration du règne de l'inattendu qu'apprecie tant Venner, est de nos jours trop négligée. L'épreuve d'histoire a disparu a Sciences-Po et celle d'athlétisme n'existe pas à l'ENA. Autant dire que ceux qui demain feront l'histoire viendront d'ailleurs.
JEAN-FRANCOIS GAUTIER
L'imprévu dans l'Histoire, de Dominique Venner (Pierre-Guillaume de Roux, 2012)
Meurtres et Histoire
Dans son essai précédent, le Choc de l'Histoire,l'auteur avait présenté sa philosophie de l'Histoire. En voici l'expérimentation : à travers treize meurtres politiques du XXe siècle surgit l'inattendu.
Celui-ci bouscule tout sens de l'Histoire, emporte un ordre établi, ou au contraire le consolide, élimine un concurrent, avertit d'une intention, dévoile un adversaire, révèle une fragilité.Parfois ces meurtres ont des conséquences, souvent involontaires, qui sont apocalyptiques comme l'assassinat cle l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo. Parfois, ils présentent un phénomène historique du temps, le terrorisme avec l'enlèvement et la mort d'Aldo Moro, ou la passion idéologique avec la fin de Walter Rathenau. Exemplaires, ces meurtres le sont par la personnalité des victimes et des assassins, par les mobiles qui les ont inspirés et par les circonstances qui les entourent. Des leçons ? Elles abondent. La plus importante est peut-être celle-ci : l'Histoire nous surprend toujours.
FREDERIC VALLOIRE
L'imprévu dans l'Histoire. Treize meurtres exemplaires, de Dominique Venner (Pierre-Guillaume de Roux, 2012)
Entretien avec Dominique Venner
La Nouvelle Revue d'Histoire: Vous publiez un nouveau livre, L'imprévu dans l'Histoire, aux éditions Pierre Guillaume de Roux. Avec une écriture vivante et charpentée que connaissent vos lecteurs, vous réunissez une succession d'épisodes décisifs et dramatiques du XXe siècle : treize meurtres exemplaires, annoncés par le sous-titre. Mais votre livre, comme son titre l'indique, propose une réflexion d'ensemble sur le caractère imprévisible de l'histoire. N'aviez-vous pas abordé ce sujet autrement dans le passé?
Dominique Venner: Parmi mes travaux sur le XXe siècle, j'ai eu l'occasion de relater plusieurs de ces épisodes. Il est vrai qu'au XXe siècle on a l'embarras du choix. Et les événements soudains que je décris continuent souvent de peser sur l'époque actuelle. Je les reprends ici sous une forme neuve. Et surtout, je les replace dans une réflexion qui s'est peu à peu imposée à moi : l'histoire nous surprend toujours. Elle est largement soumise à l'imprévu.
NRH : Cette interprétation de l'histoire n'est-elle pas aux antipodes de celle du marxisme ou du libéralisme pour qui l'histoire était vue comme une voie rectiligne conduisant obligatoirement à l'uniformisation de l'humanité sous le signe de la Raison?
DV: Exact. Marxisme et libéralisme partageaient la même utopie d'une marche universelle de l'humanité vers son Salut et la fin de l'Histoire, sous l’action du développement économique et scientifique. Le dernier en date des utopistes célèbres fut l'universitaire américain Fukuyama. C'était en 1989, époque de l'implosion du communisme. La puissance américaine était devenue hégémonique en tout. La mondialisation du système américain semblait inéluctable. Fukuyama affirmait péremptoirement que l'on entrait dans la «fin de l'Histoire», conséquence du triomphe universel de l'économie de marché ". Depuis, il a déchanté, reconnaissant qu'il s'était trompé. Karl Marx n'a pas eu cette lucidité. Il est mort en 1883, enfermé dans ses illusions. Le fondateur du marxisme en appelait souvent à l'Histoire avec une majuscule, mais, à l'imitation des théologiens du Moyen Âge avec la philosophie antique, il en faisait l'esclave de ses préjugés. Il ne voyait pas ce qu'elle montrait. Il ne voulait voir que ce qui lui servait.
NRH : Cela signifie-t-il que l'on ne peut jamais anticiper l'avenir et que les leçons du passé sont inutiles?
DV: Anticiper l'avenir est un exercice risque. Pourtant, il existe des constantes dont les hommes d'État feraient bien de s'aviser : la géographie, la démographie, la culture des peuples, leurs traditions historiques, leur tempérament, leurs croyances... Ce sont là des réalités durables mais elles ne sont pas figées. Quant aux leçons historiques, elles devraient être observées et enseignées sans préjugés idéologiques à l'usage des futurs dirigeants politiques, diplomatiques ou économiques. C'est rarement le cas en Europe aujourd'hui, « en dormition », placée sous la suzeraineté des États-Unis qui imposent de façon plus ou moins douce leur idéologie et le discours de leurs intérêts. Chacun est contraint de sacrifier au culte de la «sainte démocratie», qui n'est que le masque de la corruption et des oligarchies. La liberté de penser règne, mais un peu comme dans la publicité de la marque Citroën à la fin des années 1930: « Vous pouvez choisir la couleur de votre voiture, à condition qu’elle soit noire... »
NRH : Parmi les «treize meurtres exemplaires» dont vous décrivez les causes, le déroulement et les conséquences, quel fut le plus inattendu et le plus stupéfiant par ses effets?
DV: Sarajevo, naturellement. L'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand, l'héritier des Habsbourg, le 28 juin 1914, entraîna de façon imprévue, comme par une fatalité terrifiante, la Première Guerre mondiale et la fin de l'ancien de l'ancien monde européen. Le plus extraordinaire dans cet attentat est qu'il fut perpétré, à la suite de hasards incroyables que je retrace, par un petit groupe de jeunes terroristes balkaniques qui n'imaginaient pas du tout les conséquences de leurs actes. Ils voulaient seulement se venger des Habsbourg qu'ils détestaient. Là s'arrêtait leur horizon. Cet attentat illustre la thèse du battement d'aile d'un papillon en mer de Chine provoquant un typhon à quelques dizaines de milliers de kilomètres dans le golfe du Mexique. Dans un contexte historique et politique inflammable, il rappelle qu'un événement mineur peut provoquer des embrasements incalculables.
NRH : Justement, les enchaînements ayant conduit à la guerre en 1914 ne sont- ils pas stupéfiants ?
DV: Ils sont difficilement imaginables pour nous. Pour percevoir ce qu'a été partout en Europe l'embrasement des esprits durant l'été 1914 après l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand, il faut s'en reporter à ce qu'a écrit Stefan Zweig, l'observateur le moins passionné et le moins belliqueux de la vieille Europe. Dans la semaine qui a suivi, écrit-il, «personne ne pensait à la guerre. Ni les banques, ni les maisons de commerce, ni les particuliers ne modifièrent leurs habitudes.[...] L'été était beau comme jamais, ajoute-t-il, et promettait de devenir encore plus beau; tous, nous admirions le monde sans la moindre inquiétude...l2 » Cependant, au fil des semaines, les nouvelles devinrent toujours plus inquiétantes, jusqu'à la soudaine mobilisation de la Russie et de l'Allemagne, puis à la déclaration de guerre des grandes puissances européennes. Relisons encore Stefan Zweig : « Je dois à la vérité d'avouer que dans cette première levée des masses, il y avait quelque chose de grandiose, d'entraînant et même de séduisant, à quoi il était difficile de se soustraire. Et malgré toute ma haine et toute mon horreur de la guerre, je ne voudrais pas être privé dans ma vie du souvenir de ces premiers jours ; ces milliers et ces centaines de milliers d'hommes sentaient comme jamais ce qu'ils auraient dû mieux sentir en temps de paix: à quel point ils étaient solidaires. Une ville de deux millions d'habitants, un pays de près de cinquante millions éprouvaient à cette heure qu'ils participaient à l'histoire universelle, qu'ils vivaient un moment qui ne reviendrait plus jamais et que chacun était appelé à jeter son moi infime dans cette masse ardente pour s'y purifier de tout égoïsme0:. » II en fut ainsi à Berlin comme à Paris ou à Saint-Pétersbourg. En Grande-Bretagne, où la conscription n'existait pas, 300000 hommes s'étaient déjà enrôlés au mois d'août 1914, suivis de 450000 en septembre. Et ce n'était pas fini. Ces chiffres nous donnent le vertige. Nous ne reverrons jamais cela en Europe. En revanche, de telles flambées incontrôlables peuvent se retrouver ailleurs.
NRH : Sur quels critères avez-vous choisi les treize épisodes qui nourrissent votre livre ?
DV : Leur caractère inattendu, d'abord, cela va de soi. Je me suis intéressé aussi à la diversité de leurs conséquences. Elles ont été apocalyptiques dans le cas de Sarajevo, mais au contraire inexistantes à court terme, pour l'assassinat du président Kennedy. Mais, dans ce cas précis, que de questions toujours non résolues - et donc captivantes - sur le ou les véritables assassins, ainsi que sur leurs mobiles ! Mais aussi, que de questions sur la nature réelle de « la plus grande démocratie » du monde, ses relations avec l'argent, le rôle des lobbies, les basses ambitions, et le système à créer des légendes et des stars ! J'ai retenu par ailleurs l'assassinat de Trotski par les sbires de Staline, au Mexique en 1940, en raison de la personnalité de la victime. Par surcroît, il s'agit d'un fascinant roman d'espionnage. Cette histoire permet aussi un plongeon dans le sombre univers de mensonges et de secrets qui fut celui du communisme triomphant. Je me suis bien entendu intéressé à l'enjeu politique et historique souvent ignoré de certains meurtres, comme celui de Pierre Stolypine, Premier ministre de Nicolas II, en 1911. D'autres, comme celui d'Alexandre Ier de Yougoslavie, en visite officielle à Marseille, en en 1934, anticipe sur ce qui sera, plus tard, le terrorisme au Moyen-Orient dans le prolongement du drame palestinien Si on ne le savait pas, on découvre par plusieurs exemples à quel point la violence peut décider de tout ou presque A moins qu'elle ne se renverse contre ses instigateurs, comme on le voit avec l'assassinat d'Aldo Moro en 1978, qui eut pour effet de permettre l'élimination des Brigades rouges Je ne crois pas à l'explication de l'histoire par les complots Cela ne signifie pas que les complots n'existent pas. Mais, comme je le montre par plusieurs exemples, il arrive aussi que l'action se retourne contre ses auteurs comme un boomerang.
NRH : C'est l'idée du paradoxe des conséquences, autrement dit de l'hétérotélie. Parmi les treize épisodes que vous avez retenus, quel en est l'exemple le plus frappant?
DV : L'hétérotelie, du grec heteros (autre) et telos (but), qualifie une action dont les conséquences sont exactement contraires à celles qu'attendaient ses auteurs. L'exemple le plus saisissant que j'en donne est l'assassinat à Paris, le 16 mars 1914 de Gaston Calmette, directeur du Figaro, par Mme Caillaux. Celle-ci voulait mettre fin à une campagne de presse diffamatoire, et protéger son mari, Joseph Caillaux, personnage politique considérable. II était sans doute le seul, en France, qui aurait pu freiner la course à la guerre, trois mois plus tard, après Sarajevo. En fait de le protéger, sa femme a brisé sa carrière, le contraignant à démissionner du gouvernement au moment ou sa présence aurait été indispensable
NRH : Parmi les treize épisodes que vous retracez, il en est deux qui ne sont pas « exemplaires », si l'on s'en rapporte à votre sous-titre. L'attentat du colonel von Stauffenberg contre Hitler, puisque ce fut un échec. Et, concernant François de Grossouvre, l'assassinat n'est pas prouvé. Pourquoi les avoir cependant retenus ?
DV : Parce que l'un et l'autre posent des questions passionnantes en apportant d'intéressantes réponses. Le destin tragique de François de Grossouvre révèle des pans entiers de l'histoire française contemporaine qui sont habituellement occultes. Quant à la tentative héroïque du jeune colonel Claus von Stauffenberg contre Hitler, le 20 juillet 1944, elle éclaire la réalité méconnue du III Reich Jusque vers 1940, comme la majorité de ses compatriotes, Stauffenberg était un admirateur d'Hitler. Jusque-là, le Führer semblait avoir fait des miracles pour l'Allemagne et son peuple. Puis, dans la situation nouvelle créée par la guerre, surtout la guerre à l'Est, contre la Russie, à partir de 1941, la démesure et les dérives catastrophiques du personnage ont commencé d'apparaître. Alors que la Wehrmacht avait été accueillie en libératrice par les populations russes et ukrainiennes, il était criminel d'ordonner de les traiter en ennemies avec la dernière brutalité. Dans sa position d'officier d'état-major a l'Est, Stauffenberg disposait à ce sujet d'informations accablantes. C'est ce qui a fait de lui, et de plusieurs autres anciens admirateurs du Führer, un adversaire résolu à l'éliminer. Pas seulement, comme on le croit, pour sauver l'Allemagne de l'anéantissement. Stauffenberg nourrissait sans doute peu d'illusions sur les intentions des Alliés. En réalité, par son geste et son «manifeste» que je cite, il entendait témoigner de l'existence d'une Allemagne secrète, une Allemagne qui n’était pas plus soumise à Hitler qu'à l'idéologie américaine ou soviétique. II entendait témoigner pour l'avenir. A mes yeux, ce sont des hommes comme lui ou comme Ernst Jünger qui montrent ce que pourrait être pour l'Europe un autre destin vraiment européen.
NRH : C'est précisément le titre de votre essai récent, Ernst Jünger, un autre destin européen(4). Un titre dont le sens n'a peut-être pas toujours été compris ?
DV : II le sera de plus en plus à l'avenir. Nous avons besoin de modèles pour nous construire. Des modèles de «haute chevalerie» moderne, comme disait Jünger, authentifiés par leurs actes •
L’Imprévu dans l’Histoire. Treize meurtres exemplaires, essai de Dominique Venner
(Pierre-Guillaume de Roux, 2012)