De de Gaulle à Johnny
La « pensée Johnny » eût été mieux dire, comme on disait la pensée Mao : celle qui, en un demi-siècle, a fait passer la France de l’Histoire de France, telle que la concluait le général de Gaulle, aux limbes où elle flotte aujourd’hui. De Gaulle s’était ému que l’on parlât des « jeunes », comme s’ils constituaient une catégorie à part, autonome et définitive : il avait le bon sens pour lui mais non l’évolution de l’espèce, laquelle allait faire apparaître ce mutant : « le jeune » intemporel - nous en sommes à la troisième génération - dont Johnny sera consacré « l’Idole ». La France est sortie de l’Histoire, les « jeunes » aussi, et Johnny, très logiquement, « est toujours là » : « Johnny n’est ni plus ni moins ringard qu’un autre, il a seulement inauguré une ère de ringardise que nous vivons aujourd’hui et que nous approuvons massivement. (…) En se confisant dans sa ringardise de vieil adolescent, il fait montre d’un certain courage moral », et justifie cet essai aussi léger que profond.
La pensée de Johnny. Une révolution française, de Fiona Levis
(Pierre-Guillaume de Roux, 2012)
Portrait de Johnny en philosophe
A première vue, on croit à un canular. Un livre intitulé La Pensée de Johnny (I), rock star désormais associée à sa caricature des Guignols ou à son célèbre «Ah que, coucou », pouvait-il avoir une autre raison d'être ? Sauf que, Fiona Levis - qui s'était déjà attelée à un monument avec Yves Saint Laurent (2) -, faisant de l'art de fabriquer du sérieux avec du léger sa spécialité, nous embarque avec humour et habileté dans cette tournée un peu particulière.
Sa méthode a de quoi faire oublier les a priori. Partant du postulat que toute interview « hallydayenne » est soit complaisante soit au vitriol, donc biaisée, la journaliste a limité son objet d'étude au répertoire (immense) de Johnny. Et quand elle écrit : « sa discographie est une autobiographie cohérente », Fiona Levis n'a pas tort. En intégrant les titres et les paroles de ses chansons à son texte, elle prouve qu'il n'est pas nécessaire d'ouvrir le moindre magazine people pour retracer l'itinéraire et cerner l'identité de Johnny.
Le succès de l'entreprise a même quelque chose d'effrayant : pendant cinquante ans de carrière, le chanteur s'est mis à nu sur scène. Tentative de suicide, passion américaine, ruptures et passions amoureuses nombreuses - Fiona Levis va jusqu'à le qualifier de « grand gynécologue » -, tout a été exposé au public qui n'a cessé d'en redemander. «Johnny n'est pas à proprement parler un caméléon, c'est, comme toutes les vedettes qui ont duré - Hergé, Le Pen, Chirac -, une éponge qui boit son public et le régurgite dans son oeuvre. Il sert à son public la soupe qu'ils aiment tous deux. » Gloups.
Entre surexposition et surmédiatisation - plus de 2 100 couvertures de magazines lui ont été consacrées -, la vie de Johnny donne le tournis. Et si l'auteur n'hésite pas à avouer qu'elle n'aurait pas pu écrire sur
John Lennon («J'aime Johnny pas John »), on se réjouit de son ton ironique et grinçant, notamment quand elle intitule un chapitre « Ainsi parlait Johnnythoustra ». A un concert de Johnny, Fiona Levis serait peut-être au premier rang, mais elle ne lèverait pas forcément le briquet.
LISA VIGNOLI
La pensée de Johnny, de Fiona Levis (Pierre-Guillaume de Roux, 2012)