Les songes pleins de Frédérick Tristan
Ces « Brèves de rêves » surgies sans clé du sommeil entraînent
le lecteur dans le labyrinthe d'une vie. Enigmatique et enchanté.
Que raconte-t-on quand on raconte un rêve? A quelle vitesse réécrit-on ce qui par nature ne peut être que lambeau souvenir en train de s'estomper, fiction déjà? Le romancier et poète Frederick Tristan (prix Goncourt 1983 pour Les Egarés, Balland), en réunissant les deux cents récits de Brèves de rêves, prend avec une sorte d'orgueil amusé le risque de perdre son lecteur dans le brouillard, faute de savoir ce qu'est au juste ce livre parcouru à tâtons - journal des rêves de la nuit, fantaisie brodant sur leur motif, réinvention assumée. D'autant qu'il le tient dans un terrible silence, sortant ses textes un à un de son carnet, sans autre commentaire qu'un laconique « la fable des songes est plus révélatrice que le constat de la veille » en début de volume, et avec ca débrouillez vous.
L'appui est vite lâche. On n'a bientôt devant soi qu'une pente à dévaler. Le pari de Frédérick Tristan sera donc gagné selon que son lecteur acceptera ou non de glisser sur cette pente, abandon qu'on ne saurait trop lui conseiller s'il veut participer de l'enchantement dont témoigne le livre. L'écrivain a d'ailleurs assez de tour de main pour le faire passer sans transition du burlesque au nostalgique, de bribes philosophiques à des épisodes de contes de fées, saute-mouton aérien d'un monde à un autre qui était déjà sa marque lorsque, jeune homme, il était encouragé à écrire par André Breton. Le surréalisme n'est jamais loin, bien sûr (comment y échapper quand, filleul d'un tel parrain, on s'occupe de rêves ?), mais les étiquettes adhèrent mal à cette écriture déliée qui, d'une manière plus secrète, est aussi bien autobiographique, donc exactement réaliste jusque dans I'incertitude du souvenir. Une étiquette, même celle-là, arrêterait la glissade, et le jeu est de glisser toujours plus, toujours plus vite, de ne pas faire de halte.
Le plus étrange est qu'à cette vitesse on finisse par voir apparaître un univers défini, avec ses axes, ses lignes de force et de fuite, son ordre ou son désordre particuller. Lui aussi, il faudra renoncer a le comprendre, mais au moins il est là, impérieux, comme une présence qui ne s'analyse ni ne se conteste, il ne s'agit que de le rencontrer, ce qui est simple, puisqu'il n'est pas autre chose que I'auteur en personne,
tel qu'il veut bien se montrer. Soit de l'intérieur, dans cette familiarité avec soi-même dont le rêve est le plus intime repli. Mais la familiarité n'apporte aucune lumière, ou trop forte peut-être. «Dehors écrit-il, je ne suis que buée sur une vitre dedans, c'est l'infinie projection des images dans le face-aface du labyrinthe »Livre fait des morceaux épars d'une vie, Brèves de rêves est hanté par une unité impossible, il ne glisse et ne fuit que vers elle, qui s'éloigne sans cesse, dans une diffraction infinie, tout en renouvelant sa promesse. Ce sadisme est propre au rêve,annonce perpétuelle de ce qui n'aura jamais lieu, et dont toute l'intensité tient à une évidence éphémère qui se défait quand on veut la saisir
Machine à récits
«Le colis est arrive Je l'attendais depuis longtemps J'avais 13 ans lorsque je me l'étais envoyé. Dedans, j'avais enfermé tout ce qui a l'époque m'importait mes cahiers de dessins, de poèmes, la lettre
qu'une petite fille rn 'avait adressée avec un petit coeur decoupé (... ) Je ne trouve à l'intérieur que de vieux journaux allemands des
années 1940. Ils enveloppent une vieille main embaumée sur laquelle grouille une colonie de mouches vertes » Noires sur prises, vain retour sur soi raconter des rêves, c'est se rendre capable d'avouer la
défaite du sens, ou son ouverture indéfinie. Frederick Tristan raconte-t-il les siens, ou les invente-t-il ? C'est égal il a su fabriquer sur leur patron une machine à produire du récit, et qui tourne si bien que le
livre est un rêve pour le lecteur. Celui d'un autre, bien sûr, et qui pourrait lui rester indiffèrent. Mais aussi celui de tout hornme, dénudé par la nuit, figé dans le désir irrémédiable de se connaître.
FLORENT GEORGESCO
Brèves de rêves, récits de Frédérick Tristan (Pierre-Guillaume de Roux, 2012)
Extrait
« Une foule s'est rassemblée afin d'entendre un discours qui me dit-on, revêt une énorme importance. On me pousse sur le podium. Serais-je I'orateur ? Je I'ignorais et ]e n'ai rien préparé, je tente de redescendre de I estrade maîs une main ferme rn'oblige à demeurer là face à ce public qui rn applaudit, rn'encourage. Lorsque le silence s'établit, je vois tous
les regards tournés vers moi en I'attente d'une parole qui les galvanise, les transforme. En un geste désespéré, je rn'empare du micro et je dis "Il n'y pas de sublime parole." Puis je me tais. Après un instant de surprise la foule s'enthousiasme pousse des cris de joie, éclate en vivats comme si ce que ie venais d'exprimer avait suffi à les délivrer d'un grand poids. »
Deux-cents « Brèves de rêve »
QUELLE IMAGINATION et quelle poésie ! Avec Brèves de rêves, son nouveau recueil de récits qui vient de sortir aux Editions Pierre-Guillaume de Roux, l'écrivain de Bourdonné Frédérick Tristan (Prix Goncourt 1983 avec Les Egarés) nous livre une pépite, pleine d'insolite et d'humour Ainsi l'histoire de ce personnage qui vient remercier son auteur et lui apprend qu'il a une soeur, ce que l'auteur ne savait pas. II y a deux cents trouvailles dans ce style ! Lors de la soirée de lancement-dédicace, jeudi dernier à Paris, rue du Cherche-Midi, l'auteur confirmait qu'avec ce nouvel opus, il est aux antipodes de la longue et pétulante saga de "Chesterfield" , le héros des Egarés, sorte de Don Quichotte confronté à la montée du nazisme. «Là, ce sont de courts petits récits que j'ai écrits pendant une trentaine d'années, par fragments et puis un beau jour j'ai décidé de les réunir et cela a donné ce livre. De même qu'il y a les brèves de comptoir, il y a mes brèves de rêves...».
«Des idées drôles ou absurdes» II nous confiait aussi que «dans mes récits, il y a un peu de mes voyages, qui ont ressurgi pendant le sommeil. Quand on dort, on a des idées qui sont souvent absurdes et aussi parfois très drôles.» Quant au Pays Houdanais, il en est bien sûr question, puisque c'est là qu'il écrit depuis vingt-sept ans et qu'il s'y trouve tres bien1 En lisant ce magicien du verbe, un maître de l'imaginaire, on entre dans un monde féerique et on s'y sent bien !
B. DELATTRE
Brèves de rêves, récits de Frédérick Tristan (Pierre-Guillaume de Roux, 2012)
Piège à rêve
Il y a eu les brèves de comptoirs, célèbres et fameuses. On y trouvait souvent des perles de bon sens un brin surréaliste. Dans ces pages signées Frédérick Tristan, on ne passe pas de l’autre côté du zinc mais de l’autre côté du miroir. De part et d’autre du cerveau de l’écrivain. D’un côté, le conscient ; de l’autre, l’inconscient. Et ses phrases sont les layons et les sentiers serpentants qui mènent vers l’onirique « palais des fées » (p. 37).
Frédérick Tristan, tout à la fois Alice, Lapin Blanc et chat de Chester, convie le lecteur dans ses bribes de rêves. Qu’on se rassure, l’auteur ne nous livre pas un simple recueil de ses songes qui auraient été rédigés au saut du lit, les prunelles encore emperlées d’une hallucinogène poussière de fée. Les deux-cents récits, aphorismes de plusieurs lignes ou pensées paradoxales prennent racine dans l’apparent absurde des cérébrales écumes nocturnes, mais ne sont en rien une liste d’emplettes pour psychanalystes amateurs. Toute l’acuité de l’écrivain est à l’œuvre. Et, dans cet enchevêtrement aux dehors parfois ludiques, parfois frivoles se dévoile la sève d’une vie d’écriture.
À travers souvenirs poétisés, rires enfantins tapissés de larmes d’or pâle, effrois carnassiers d’une Histoire trop vaste parviennent des pensées singulières sur des réalités que nos fictions idéalisées rendent souvent bien plus vaporeuses que les brumes de nos délires nocturnes.
L’enfant regarde le monde à travers de subtiles lucarnes. Les ombres et les lumières qui s’y agitent ont beau n’être que Krako le Croquant ou Blanchemine, elles sont de loin plus réelles et moins fallacieuses que les pantomimes de nos actualités télévisés. (p. 162)
Tristan invoque, évoque et convoque tout ce que nous connaissons bien : les personnages loufoques, les situations incongrues et gênantes qui peuplent les rêves. Ses rêves, ses rêveries et parfois les nôtres. Au détour d’un doux délire, on se prend alors à réfléchir. À la frontière, aux lisières, aux cloisons que l’on s’efforce de faire toujours plus étanches. Que faisons-nous de toutes ses créations ? De tous ces tissages de nuit faits de la matière subtile du monde ?
Les grands égarements du rêve déverrouillent la nuit, font éclore les subtilités les plus lumineuses de l’éveil. Tout est affaire de perspective indéfinie et de transparence dilatée, forcément énigmatiques. Pont étendu au-dessus de l’abîme. Printemps secret sous la croûte de l’hiver. Zauberkunst. Hé là ! Je m’éveille, la bouche pleine de mots encombrés de terre. (p.37)
Naïveté d’étonnements enfantins, craintes abusives des mêmes âges, mélancolies incongrues, plaisanteries à l’ésotérisme impromptu, intrigantes et chaleureuses charades, tout se mêle et s’entremêle pour former une insaisissable sagesse esthétique. Sur le chemin buissonnier des rêves éveillés, l’écrivain nous invite à lâcher les liens et les amarres du tyrannique Titanic du « tout comprendre tout le temps ».
Tandis que cet homme tente de m’intriguer avec cette question abstruse, je regarde un oiseau qui se pose délicatement au bord de son nid. Il apporte une friandise à ses petits, résolvant ainsi la clé de l’énigme. (p.185)
Le livre se feuillette sans qu’on y prenne garde. Nous voici pris comme dans un de ces pièges à rêves amérindiens. On y fait sa collecte. Certains rêves éclairent d’une lumière rase les nôtres. Le simple le dispute à l’ironie et aux devinettes de secrètes alcôves. Ce pourrait être un jeu de piste invisible, un escalier aux marches évanescentes livrant l’une après l’autre plus de mystère que de révélation. Ce pourrait être un livre à lire en deux cents jours ou en deux cents nuits. Un livre qui s’évanouit, mais ne disparaît pas lorsqu’on l’a fini.
Le livre est cette chose de papier qui dort dans les rayons d’une bibliothèque, et qui s’envole dans l’esprit ou le cœur d’un passant qui, l’éveillant, soudain s’attarde . Les lettres gelées se sont changées en ruisselet ou en torrent de méditation ou de rêve. L’auteur, s’il exista, depuis longtemps est allé se coucher. (p. 170)
Avec un verbe et une verve toute française, sans lorgner vers la facile copie du haïku, le chapelet de ces brefs rêves à pourtant tout du koan : cette sentence des maîtres asiatiques assimilée au coup de bâton sur la tête qui peut amener à… l’éveil !
THIERRY JOLIF
Frédérick Tristan, Brèves de rêves, 223 pages, Pierre-Guillaume de Roux, novembre 2012, 23€
Frédérick Tristan invité de Christophe Bourseiller sur France Musique
Ecoutez Frédérick Tristan s'entretenir avec Christophe Bourseiller sur France Musique dans son émission de la Matinale à propos de Brèves de rêves (Pierre-Guillaume de Roux, 2012).