L'Angleterre n'est plus une île
Un grand journaliste britannique nous trace un portrait de la décadence de la démocratie anglaise. En contrepoint, une biographie de Disraeli à son zénith victorien. Contraste cruel.
L’Angleterre est une île. En ouvrant le livre de Peter Oborne, on se rassure comme on peut.Après l'avoir refermé, on est convaincu que le tunnel sous la Manche ne laisse pas passer que les trains. Le portrait que trace notre grand journaliste britannique de la décadence de la démocratie anglaise est tellement proche de la nôtre qu'on en reste stupéfait, interdit. Bien sûr, au-delà des noms des protagonistes, qu'on ne connaît pas toujours, nous n'avons ni la reine ni la Chambre des lords et ils n'ont ni l’ENA ni le cumul des mandats ; et contrairement aux Britanniques, nous n'avons pas suivi les Américains dans leur « croisade » en Irak, mais nous avons l'euro dans nos poches. Et pourtant, si tout est différent, presque exotique, parfois même abscons, tout est pareil. Oborne nous décrit la montée en puissance d'une classe politique de plus en plus professionnalisée, qui ne s'occupe que de son sort personnel, vit entre soi, liée étroitement au monde des affaires et aux médias, avec lesquels elle entretient des relations endogamiques, qui livre des pans entiers de la souveraineté étatique aux experts, où la différence idéologique entre gauche et droite n'a plus aucun sens, qui dynamite les institutions ancestrales du pays, et méprise un peuple, dont elle se moque des souffrances et des revendications, ne songeant qu'à trouver les méthodes les plus modernes de marketing empruntées au privé, pour mieux le manipuler. Vraiment, cela ne vous rappelle rien ?
Oborne nous décrit un Tony Blair quasi luciférien, loin de l'image iconique laissée par la presse française. Mais ce Blair, diable de séduction, ne fut-il pas le modèle de Nicolas Sarkozy et de Manuel Valls ? Ce Blair qui amasse une véritable fortune depuis qu'il a quitté le pouvoir, à coups de conférences grassement rémunérées aux quatre coins de la planète, n'est-ce pas Nicolas Sarkozy ?
Quand l'Angleterre était la mère des démocraties parlementaires, le personnage le plus important du gouvernement était le fameux chief whip, le ministre chargé de la discipline du groupe parlementaire majoritaire, et lien entre celui-ci et le premier ministre. Depuis Blair, le chargé de presse, qui n'était jadis qu'un troisième couteau anonyme, est devenu un des personnages centraux du pouvoir. Mais en France, Hollande n'a-t-il pas fait premier ministre le responsable de la communication de sa campagne presidentielle ? La gauche britannique, mais aussi la droite de Cameron, ne jure que par la « modernisation ». Pour s'adapter à la mondialisation, pour favoriser les grands groupes internationaux et la finance. En France, nous avons la « réforme », mantra de nature théologique qui rassemble, à l'UMP comme au PS, les « modernes » qui n'ont pas de mots assez durs pour les « conservateurs » de tous les camps. Depuis Blair encore, la gauche anglaise, mais aussi la droite tory, a adopté le concept de « triangulation », imité de Bill Clinton, qui consiste à prendre les idées et principes de l'adversaire, pour mieux s'installer au centre de l'échiquier politique, et repousser tous les adversaires comme « extrémistes ». Et qu'a donc fait Hollande avec sa « politique de l'offre » et son « pacte de responsabilité » ? En France comme en Angleterre, les conséquences sont les mêmes. L'abstention devient massive ; le peuple se détourne de cette classe politique qui s'est détournée d'elle. En Angleterre, on vit sous la domination des professionnels de la politique, qui après avoir été députés, deviennent lobbystes. En France, c'est le règne des attachés parlementaires et des attachées de presse, sans oublier les lobbys gays ou antiracistes et patronaux. Oborne a retrouvé dans l'histoire de la Grande-Bretagne beaucoup de points communs avec l'Angleterre du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, où « on participait à la vie politique pour satisfaire des intérêts personnels, familiaux ou locaux... À la manière de l'Aristocratie du XVIIIe siècle, la classe politique peine à comprendre la séparation entre l'intérêt public et les intérêts privés. Elle utilise les moyens de l'État au bénéfice d'individus ou de groupes ; elle est l'ennemie de la notion bourgeoise de vie privée. »
Les temps prédémocratiques, ceux du suffrage censitaire et des « bourgs pourris », ressemblent paradoxalement à notre ère postdémocratique. Nous connaîtrons donc - nous le voyons déjà - le retour des violences populaires, émotions, jacqueries, qui émaillaient
nos pays jusqu'à l'avènement apaisant du suffrage universel. En Angleterre, la parenthèse démocratique du XIXe siècle semble déjà loin. Cette période victorienne, tant moquée pour son rigorisme puritain, fut aussi celle où une élite imprégnée de valeurs chrétiennes et romaines a « reconnu la notion du domaine public, d'où les intérêts privés sont bannis et dont les affaires sont traitées avec impartialité... ». Elle fut incarnée emblématiquement par Gladstone, le grand et vertueux chef des Whigs. Son grand adversaire, à la fois combattu farouchement et admiré secrètement, s'appelait Disraeli. Quand on lit l'excellente biographie de James Mc Cearney, on comprend mieux pourquoi Disraeli était le vilain petit canard de la blanche couvée victorienne. II n'était pas un propriétaire terrien mais fils d'écrivain, juif converti à l'anglicanisme, et dandy libertin dans un univers compassé et puritain. Ce Disraeli devint pourtant le chef du parti tory - les conservateurs - et s'avéra le chantre le plus talentueux des traditions britanniques, la monarchie, la religion anglicane, et la grandeur de l'empire. Il devint l'ami de la reine Victoria dont il fit une impératrice des Indes. Son romantisme littéraire à la manière de Evron ou de Victor Hugo jeune lui avait fait comprendre que seules les institutions traditionnelles, la monarchie, la nation, le paternalisme des grands propriétaires terriens étaient finalement le moins mauvais rempart pour protéger le peuple des appétits insatiables de la bourgeoisie libérale. Une révolution conservatrice aux antipodes de la modernisation chère à Tony Blair et à tous ses émules de la droite française. •
ERIC ZEMMOUR
Benjamin Disraeli, biographie de James McCearney (Pierre-Guillaume de Roux, 2014)
Disraeli maître de son destin
C'est une véritable épopée humaine et politique que retrace James McCearney dans cette biographie consacrée à Benjamin Disraeli
(1804-1881), le Premier ministre préféré de la reine Victoria. La vie sourd à chaque ligne, les formules sont ramassées et éclatent comme autant de feux d'artifice. On dirait que l'auteur a vécu dans l'ombre même de son héros. Romancier sans scrupule, criblé de dettes, celui qu'on appelle d'abord Ben, puis Dizzy, est sauvé par la politique. Orateur de talent, pragmatique, manœuvrier de génie, il force le destin. Considéré comme un parvenu juif, et le sachant, il ne s'en impose pas moins comme la « voix » du parti conservateur auquel il dessine un nouveau visage, national et populaire. Mieux : il le hisse au sommet en lui redonnant le pouvoir. Jamais abattu, Disraeli a marqué son siècle et l'Histoire. Il revit ici merveilleusement, dans cet ouvrage à lire d'urgence. Surtout par une droite en quête d'elle-même.
PHILIPPE MAXENCE
Benjamin Disraeli, biographie de James McCearney ( Pierre-Guillaume de Roux, 2014)